Au dernier trimestre 2023, le groupe Mavence s’est lancé un défi : étudier la structure du marché des Affaires publiques dans trois capitales simultanément (Bruxelles, Paris et Berlin). Loin de l’idée d’une généralisation d’un prototype européen du lobbyiste, nous recherchions plutôt à comprendre comment le représentant d’intérêt, dans toute sa diversité, était lui-même un reflet du champ politique dans lequel il exerçait.

Notre étude s’est alors portée sur deux segments : les représentants d’intérêt à haute responsabilité officiant au sein d’entreprise – sur ce point nous avons distingué entre les entreprises cotées et les entreprises non cotées – et les Directeurs et Secrétaires généraux exerçant au sein d’organisations professionnelles. Le travail comparatif entre les trois capitales est riche d’enseignements. Nous vous invitons à en lire les résultats. Dans cet article, nous nous focaliserons sur la place française en suivant le cadre défini par l’enquête principale. Aussi, nous débutons notre restitution par l’étude des représentants d’intérêt en entreprise (Segment 1) et la conclurons avec l’étude des Directeurs et Secrétaires généraux exerçant au sein d’organisations professionnelles (Segment 2).

Segment 1 : Le monde des Affaires publiques en entreprise

La population totale étudiée était de 113 entreprises (dont 21 sont cotées au CAC 40) évoluant dans une grande variété de secteurs (transport, luxe, optique, industrie, numérique, énergie, santé, défense…). Enfin, les postes étudiés étaient ceux des Directeurs des Affaires publiques (parfois nommé Global Affairs, intégrant une brique « Communication » ou « affaires réglementaires » …).

La première constatation que nous faisons (Q.1) porte sur l’absence de parité au sein de ces postes de direction. Ainsi, 43% des personnes étudiées étaient des femmes contre 57% d’homme. Lorsqu’on regarde la population officiant au sein du CAC 40, le delta s’accroît puisque seuls 35% des postes de Directions des Affaires publiques ou affilié étaient des femmes contre 65% d’homme.

Roxane Perrault-Fournier, Directrice générale de Mavence commente : « À l’image de nombreuses professions en France, nous n’atteignons pas de stricte parité hommes-femmes dans le milieu des Affaires publiques aux postes à hautes responsabilités. Sur ce point, on constate que les entreprises appartenant au CAC 40 ont beaucoup plus d’efforts à fournir pour l’atteindre que les entreprises non cotées. Les choses devraient cependant évoluer puisqu’avec la mise en visibilisation de nos métiers et leur plus grande professionnalisation, nous assistons à l’ouverture de formations de troisième cycle en Affaires publiques non seulement dans les écoles d’études supérieures, mais aussi dans les universités. Ces formations de qualité rencontrent un succès qui ne se dément pas d’année en année avec une parité des effectifs scolaires. Il y a fort à parier que la démocratisation des études et la professionnalisation des AP apporteront dans un futur très proche plus de mixité dans les Affaires publiques avec une concrétisation, à moyen terme, au sein des postes de direction. »

Pour aller plus loin, nous nous sommes interrogés sur la séniorité en amont de l’entrée dans la fonction (Q. 2). Il apparaît que les professionnels des Affaires publiques atteignent leur plus haut poste de Direction après 18.1 années d’exercice (Directeur général, Directeur général adjoint en charge des relations extérieures, Directeur de pôle regroupant AP, Communication, RSE…). On constate qu’à ces postes, les représentants d’intérêt ont en moyenne 22.5 d’années d’expérience pour les entreprises non cotées, et 24.2 d’années pour les entreprises du CAC 40. D’ailleurs, cette accession à des postes de hautes directions ne serait se faire sans une carrière construite autour des Affaires publiques (Q. 3). Ainsi, 83% de la population étudiée avait précédemment officié à des rôles ayant pour objet les différents métiers des Affaires publiques. Mais où exerçaient-ils dans le passé ? (Q. 4). Il apparaît que pour exercer à des postes à fortes responsabilités en entreprise, un passage par l’entreprise (en tant que secteur) est obligatoire pour fonder sa légitimité à y évoluer (92,86%). D’ailleurs, 55,1% des étudiés ont réalisé leur carrière exclusivement en entreprise. Pour autant, la passerelle la plus importante est celle du monde des institutions et de la politique (42%) ; loin devant les associations et organisations professionnelles (3,06%) et les groupes de réflexion (1,02%) ont pu également être des voies de formation de leur expertise.

Roxane Perrault-Fournier ajoute : « Lorsque nous examinons les professionnels des Affaires publiques dans les entreprises, nos résultats montrent que les trajectoires de carrière semblent suivre un certain modèle : après avoir commencé dans les institutions publiques françaises, les professionnels de l’action publique ont tendance à migrer vers le secteur privé. Cette migration peut se faire dans les deux sens, ce qui a pu susciter des inquiétudes. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour laquelle la HATVP a été créée, afin de vérifier s’il n’y avait pas de conflits d’intérêts lorsqu’une personne quittant une fonction officielle était sur le point d’être embauchée par une entreprise. Mais en contrant cette situation, l’exigence de transparence a eu de lourdes conséquences sur les carrières. Il n’est pas rare de voir des professionnels expérimentés souhaitant sortir du cadre des institutions, lutter pour trouver leur prochain poste dans le secteur privé en raison de règles éthiques jugées trop strictes ou trop peu anticipables.  »

D’ailleurs, une réflexion a notamment été centrale dans notre approche d’un modèle de pratique des Affaires publiques « à la française ». Quand est-il de leur parcours académique ? Il apparaît que la voie royale est celle de la science politique. 34,17 % l’ont étudié devant le droit (21,67 %). Par ailleurs, 19,17 % détiennent un MBA, 16,67 % sont issues des sciences sociales (sociologie, histoire, philosophie). Enfin, pour compléter le tableau, 5 % sont issus de formations scientifiques dures (biologie par exemple) et 3,33 % d’école de la fonction publique (ENA, école de police).

Roxane Perrault-Fournier souligne : « Nous n’avons pas été surpris de constater que la science politique et le droit étaient les formations académiques privilégiées pour débuter une carrière dans les Affaires publiques. Mais ce qu’il faut souligner, c’est que 85,37% des professionnels formés à la science politique sont titulaires d’un diplôme de l’une des écoles de Sciences Po. Ils représentent également 29,17% de l’ensemble de la population étudiée, ce qui tend à confirmer la domination de Sciences Po dans la formation des professionnels qui travaillent dans un large éventail de secteurs liés à la conduite des politiques publiques en France. »

En étudiant leur parcours, il apparaît qu’une certaine forme de circulation des professionnels existe entre différents secteurs d’activité (Q. 5). Ainsi, 46% des professionnels provenaient d’un secteur différent, contre 54% (non-CAC 40). En revanche, il y a une forte inversion pour les entreprises cotées (58% vs 42%). Cela peut s’expliquer par une forme de croyance invisible au sein de ces entreprises cotées. Celles-ci sont en effet largement scrutées à l’extérieur. Aussi, cette croyance voudrait qu’un parcours au sein du même secteur d’activité permette de faciliter la prise de fonction – donc la continuité de l’activité de l’entreprise – et d’accorder une plus grande légitimité au représentant d’intérêt nouvellement arrivé, c’est-à-dire une intégration plus rapide en entreprise dans un poste à haute responsabilité exerçant avec et/ou au sein du Comex.

Sans surprise, nous avons pu observer dans l’ensemble des parcours des représentants des Affaires publiques évoluant dans les entreprises non cotées que leur trajectoire implique un passage obligatoire à Paris (voire une carrière entière pour 65% d’entre eux). 27% des personnes étudiées ont travaillé en dehors de France. Ces chiffres sont quasiment similaires à ce que l’on retrouve dans les entreprises cotées. 100% des étudiés ont exercé à un moment de leur carrière à Paris, 75% d’entre eux n’ont d’ailleurs exercé qu’à Paris. 10% ont également réalisé une partie de leur carrière à l’étranger (Q. 6).

Roxane Perrault-Fournier précise : « La France est traditionnellement un pays très centralisé, où la plupart des décisions sont prises à Paris et transmises aux administrations régionales et départementales. Il est donc logique que les parcours en Affaires publiques se fassent à Paris avant toute chose. Cependant, la demande de décentralisation et la mise en place d’un dialogue plus inclusif avec les acteurs institutionnels et la société civile en dehors de Paris permettent d’exercer une pression sur la façon dont les Affaires publiques sont traditionnellement perçues en France. De plus, à l’instar de l’échelle européenne qui a toujours été appréhendée par les professionnels comme levier d’influence et d’anticipation à part entière, l’échelle territoriale est aujourd’hui de plus en plus traitée en matière d’Affaires publiques, dans l’objectif notamment de faciliter l’intégration de nouveaux projets. Les professionnels issus des collectivités et ayant une connaissance technique de leur fonctionnement sont aujourd’hui beaucoup plus sollicités pour des postes de directeurs des relations institutionnelles. »

Qu’en est-il alors des promotions internes ? Peut-on voir une distinction similaire entre les entreprises cotées et non cotées ? La réponse est oui. Les entreprises non cotées, probablement pour les mêmes raisons que nous identifions plus haut, cherchent la continuité de leur activité étant donné le poids financier, mais également symbolique, qu’elles représentent. Aussi, elles auront une plus forte tendance à privilégier les promotions internes (58% des Directeurs officiaient initialement au sein des entreprises avant leur nomination) contre 46% pour les entreprises non cotées.

Roxane Perrault-Fournier indique : « Les données relatives à la France ne constituent pas une surprise majeure. Les fonctions que l’on retrouve au sein des Affaires publiques ont évolué à des rythmes différents selon les marchés. En France, les Affaires publiques sont apparues en grande partie comme une réponse ad hoc à des risques urgents et inattendus auxquelles les entreprises étaient confrontées. Ce rôle s’est également développé et institutionnalisé au sein des organisations en réponse à la prolifération incessante des réglementations. Nous constatons aujourd’hui une tendance à s’éloigner des origines largement défensives et des postures « en réaction » des Affaires publiques avec une stratégie et un engagement plus prospectif. Les différences constatées dans l’étude entre le CAC 40 et les autres entreprises françaises montrent deux modèles différents d’appréhension des Affaires publiques au sein des entreprises. D’un côté, les plus grandes entreprises disposaient de Direction en charge des « relations institutionnelles », mais qui n’embarquaient qu’une vision restrictive de leurs missions. Les besoins justifiant les moyens, ils ont étendu le champ de leur activité en intégrant les Affaires publiques qui, une fois leur valeur prouvée, se sont instituées pour devenir permanentes. À l’inverse, les entreprises de plus petites tailles ne disposant pas de département dédié, ont en grande partie « importées » cette nouvelle fonction en interne et donc détournée des ressources pour combler le fossé existant avec les entreprises plus structurées. »

Segment 2 : Le monde des organisations professionnelles

La population totale étudiée était de 39 organisations professionnelles évoluant dans une grande variété de secteurs (agriculture, numérique, énergie, santé, défense, assurance…). Elle se concentre sur les postes de Directeur et secrétaire général des organisations professionnelles.

La structure des questions reprend la trame que nous avions définie pour les entreprises. Aussi, il apparaît qu’à ces postes à haute responsabilité, la parité n’existe pas (Q. 1). 36.1% de la population étudiée était des femmes contre 63.9% d’hommes. On note par ailleurs une accession à ces postes après 19.7 années d’expérience. La population étudiée en poste dispose de 25.7 années d’expérience (Q. 2).

Quel a été leur parcours académique ? (Q. 6). 31 % avaient étudié le droit ; 28 % l’ingénierie ; 14 % la science politique ; 11 % le droit et la politique ; 9 % la finance et l’économie ; 6 % la communication ; 1 % autre.

Si on regarde leur trajectoire de carrière, on note que les Directeurs et Secrétaires généraux des organisations professionnelles sont issus à 30 % des Affaires publiques, à 19 % du monde juridique, à 11 % du marketing ou des relations publiques, du monde de la finance ou de positions de gestion générale. 18 % sont ici de parcours multiples (Q. 3). Cette dernière information doit être mise en perspective avec l’idée d’une carrière qui s’effectue au sein de structures similaires (Q. 4). Ainsi, 75 % ont travaillé dans des associations avant d’arriver à leurs fonctions de direction, 41,7 % dans des entreprises et 5,6 % au Parlement ou au sein de partis politiques. D’ailleurs, 100% d’entre eux évoluent et ont réalisé leur carrière à Paris (Q. 7).

Roxane Perrault-Fournier souligne : « Les professionnels qui évoluent au sein des organisations professionnelles – longtemps eux-mêmes acteurs du secteur qu’ils venaient à représenter – se distinguent aujourd’hui par une autre forme de technicité : celle de coordonner les besoins et des intérêts pluriels des adhérents des organisations pour les représenter au mieux devant leurs parties prenantes (les décideurs politiques par exemple). En effet, les adhérents des fédérations sont les experts techniques. Et ils doivent le rester. C’est pourquoi il est attendu des dirigeants de ces organisations, non pas de se substituer au collectif, mais de mettre son savoir-faire en matière de coordination, de diplomatie, de relations institutionnelles au service du secteur qu’ils représentent. D’ailleurs, les modalités de fonctionnement interne des organisations tendent elles aussi à évoluer. Il ne s’agit toujours bien entendu de faire travailler les adhérents en commissions pour faire émerger des idées, mais également d’être en mesure d’assurer la bonne cohérence de leurs prises de parole, de développer les synergies entre industries, de mettre en œuvre des programmes favorisant leurs activités économiques, tout en s’assurant que l’organisation répond bien aux attentes de ses membres. »

Par ailleurs, les recrutements se font largement à l’extérieur qu’en interne (Q. 8). Ainsi, 58% des professionnels des Affaires publiques qui exercent aux postes de Directeur ou Secrétaire généraux au sein des organisations professionnelles ont été recrutés à l’extérieur de la structure – et très largement au sein de la même industrie. On constate que les trajectoires s’effectuent avant tout au sein des mêmes secteurs d’activité (Q. 5). 74% des acteurs étudiés évoluent dans le même secteur.

Roxane Perrault-Fournier commente : « On voit des professionnels passer toute leur carrière dans le même secteur d’activité, passer d’une entreprise à une association, gravir les échelons de la hiérarchie au sein de la fédération pour devenir, un jour, la voix et le visage des nombreux membres qu’ils représentent. Un élément extrêmement frappant à souligner est que certains professionnels ont passé plus de 25 ans au sommet de leur association grâce à leurs connaissances et au réseau construit au fil des ans. Dans ces conditions, ils sont les véritables experts de leur secteur d’activités et les principaux interlocuteurs des pouvoirs publics. »

 

Conclusion :

L’étude que nous avons réalisée nous permet de mettre en exergue trois enseignements principaux.

  • D’abord, elle confirme le moment charnière que nous vivons actuellement. Nos métiers sont en pleine mutation : ils tendent vers une plus grande professionnalisation, font émerger des technicités propres à nos activités, et mettent à jour des profils adaptés à nos métiers. L’un des indicateurs de ce « changement » réside dans la spécialisation de l’exercice des Affaires publiques. On remarque ainsi que les professionnels évoluant en organisation professionnelle ne sont plus enchâssés dans un discours de sachant, lui-même issu de leur expérience d’acteur du secteur qu’ils représentent. Ils deviennent des « vulgarisateurs » pour rendre compréhensible et intelligible des intérêts pluriels au sein d’une même fédération. Dès lors ce ne sont plus uniquement des profils de techniciens/acteur du secteur qui sont recherchés dans les fédérations, mais également des profils de représentant/coordinateur du secteur. Pour ce qui tient des entreprises, les professionnels doivent eux se fondre dans le cœur « business » de la société dans laquelle ils exercent. Ils sont donc le produit d’un exercice qui se retrouve segmenté entre les affaires territoriales, nationales/européennes et même internationales compte tenu de l’impact géopolitique sur nos activités économiques ;

  • À cela s’ajoute une transformation profonde des parcours des professionnels des Affaires publiques. Les trajectoires entre le public et le privé deviennent de plus en plus une « norme » distinctive dans le champ des Affaires publiques. Jusqu’à une période encore très récente, la trajectoire royale se réalisait principalement entre cabinets ministériels et institutions parlementaires. Les parcours sont aujourd’hui mixtes et alternent entre institutions, entreprises, cabinets de conseil et organisations professionnelles ;

  • En découle une mutation des métiers de l’influence qui vient de la nécessité de maîtriser une palette plus large de techniques et d’opérer une vision à 360° des métiers de l’influence. Ainsi, les parcours sont moins linéaires, mais s’illustrent dans des domaines à la fois plus complets et plus complémentaires (communication, RSE, etc.). On peut donc parler d’une transformation de la spécialisation. Elle n’est plus seulement celle d’une spécialité liée au secteur d’activité, mais une spécialité de la pratique des métiers de l’influence.

Au final, retrouve-t-on une dynamique semblable dans les autres pays européens ? Oui, mais la focalisation sur le cas français permet de mettre en exergue que ce marché ne bénéficie pas de la même maturité que la place bruxelloise – qui se veut européenne par essence. La particularité de la France tient principalement dans la centralisation du pouvoir politique à Paris. Un héritage à la fois historique et politique, qui contraint les carrières et l’exercice de nos métiers.