Dans le cadre de la publication de l'ouvrage collectif "Les Groupes d'intérêt en France", dirigé par Guillaume Courty et Marc Milet, nous avons eu le plaisir d'échanger avec le premier dans un long entretien que nous vous restituons en trois parties : 1/ La genèse ; 2/ Les représentants d'intérêt vus par la recherche académique ; 3/ La démocratie participative et ses enjeux.

Vous constatez un parallélisme parfait entre l’apparition des cabinets et la création des pôles Affaires publiques dans les entreprises. Vous notez également à la lecture du registre AGORA (qui permet d’apprécier la place des consultants dans la population globale des représentants d’intérêts sur le marché des affaires publiques et de ceux qui le composent « officiellement »), que le marché du conseil – 10% en France – a dépassé la part détenue par leurs homologues étatsuniens (p. 283). Quelle différence dans les structures qui exercent l’influence entre la place française et Washington ?

La provenance des informations vs la provenance des fonds

Les différences sont fondamentales et on ne peut pas comparer via les registres les cabinets de conseil en France et aux États-Unis. La première des différences, c’est que le lobbying aux États-Unis est inséparable de la Loi sur le financement de la vie politique ; les deux y sont complètement liés.  La place des cabinets-conseils dans le système politique est corrélée à ce qu’ils ont rapporté comme fonds (et non pas uniquement comme informations).

Certes, on peut dire qu’en France, le consulting a pris une part de marché importante sur la représentation des intérêts. Aux États-Unis, c’est une autre part et c’est un peu différent. Ce qu’on sait néanmoins, c’est que les lobbyistes aux États-Unis ont une position qui n’est pas encore à ce point présente en France : ils sont des sortes d’experts en « cuisine » politique, c’est-à-dire qu’ils sont souvent sollicités, non pas pour représenter directement leurs clients, mais pour servir de conseil au gouvernement dans la fabrique de la majorité. Lorsqu’un vote tient à une, deux ou cinq voix près, une discussion avec des lobbyistes qui sont au fait d’un tas de bruits de couloirs, ça aide beaucoup à anticiper les votes sensibles.

Aujourd’hui et notamment post-législatives, on note un morcellement de la notion de parti en France. On voit qu’au sein même de la majorité présidentielle on en arrive aussi à compter les voix et à œuvrer pour « récupérer » quelques votes dans d’autres partis. Donc, finalement, on arrive un peu au même fonctionnement.

Oui, je suis tout à fait d’accord avec vous. D’ailleurs on commence à considérer les représentants d’intérêts comme de vrais professionnels de la politique, non pas au sens d’élus politiques, mais néanmoins des professionnels de la politique, parce qu’ils apportent des infos, des enjeux, des amendements, des demandes, etc. Là, maintenant, ils apportent en plus un savoir-faire en matière de stabilisation des coalitions et ils participent à ce jeu.

Certains lobbyistes ont dû être largement sollicités la semaine dernière avec la réforme des retraites lorsque ça s’est tenu à deux voies pour passer avant le 49.3. Cela nous donne une idée de l’impact que ça peut avoir. Si nous avions en France des votes systématiques avec une telle tension, je pense que certains représentants d’intérêts deviendraient des interlocuteurs vraiment privilégiés des fabriques de la majorité.

Encadrement de la profession :

Lorsqu’il s’agit d’évoquer les évolutions possibles et souhaitables pour renforcer l’encadrement de ce secteur d’activité, vous soulignez qu’un certain nombre de contrôles ont d’ores et déjà été mis en place (cadeaux aux élus, utilisation des fichiers). Quelles sont selon les prochaines étapes de cet encadrement ? Et, à cet égard, vous citez notamment le « sourcing » des amendements (p. 129). Est-ce un outil qui a fait ses preuves ?

Le premier volet, c’est l’état du droit positif. Si on pouvait mettre au point et utiliser efficacement les dispositifs déjà en place, je pense que ça serait une bonne façon de rendre tout cela plus transparent.

À ce niveau, je dois dire être en en désaccord avec les derniers états du dernier déontologue considérant qu’il n’y avait aucun problème au Parlement. La réglementation sur les cadeaux par exemple, il est de notoriété publique que ça n’est pas toujours respecté. Quant aux débats sur la publicité des agendas, il a été largement congédié par les parlementaires eux-mêmes.

Mais la règle telle que rédigée est-elle pertinente ? On assistait il y a quelques mois à une démission d’une Ministre non pas en raison d’un enrichissement en cours de mandat, mais en raison d’une richesse personnelle préexistante dont il a été fait mauvaise publication… On semble passer parfois d’une volonté de transparence nécessaire à un certain voyeurisme nauséabond ou à une édiction de règles de bonnes consciences qui ne sont in fine pas pertinentes dans l’objectif poursuivi.

De deux choses l’une, il faut avoir une certaine honnêteté et accepter que le droit positif ne fasse pas l’objet d’un respect scrupuleux et se poser la question de la pertinence du droit positif tel que parfois rédigé. C’est très difficile parce que – et nous avons des travaux de recherche en cours – on fait face à une éthique qui évolue avec les nouvelles générations. Lorsque ces nouvelles éthiques entrent en politiques, elles se heurtent avec la capacité de l’institution et des plus anciens à les suivre.

Le sourcing – un objectif sein aux conséquences néfastes ?

Parmi les pistes vers lesquelles on peut aller, il est en effet celle du sourcing. Le sourcing est une très belle idée sur le papier, absolument impossible à concrétiser. Quand bien même nous aurions état de tous les documents transmis au cours de l’élaboration d’un texte, personne ne pourra assurer lors de la version finale qu’il s’agissait de tel texte initial.

Il faudrait sinon imposer aux auteurs de la loi d’expliquer quels éléments, quels passages ils ont choisis parmi quels arguments et pourquoi ils ont préféré un argument à un autre… et cela sur l’ensemble des textes étudiés. Cette question du sourcing deviendrait alors un faux moyen de transparence pour ne pas poser la seule et vraie question qui n’est pas celle des motifs, mais celle de la justification des orientations de politique publique qui ont été prises.

Le jour où l’on arrivera à imposer cela aux gouvernants, on aura franchi un grand cap dans la démocratie. Tout le monde s’arc-boute sur cette idée du sourcing. Pour moi, c’est vraiment une façon de ne pas poser de vrais problèmes. Encore une fois, appliquons les textes. La réforme de 2008 devrait permettre de disposer de textes de loi dans lesquels on met en annexe systématiquement la liste des auditionnés, les dossiers zippés de tous les mémos reçus, un exposé des motifs clairement rédigé et après on pourrait réfléchir à une sorte de projection ou d’exercice obligatoire de réflexivité et de justification de la part des pouvoirs publics.

De manière plus légère, nous avons tous essayé, via Chat GPT, de créer des argumentaires. Il s’agit finalement de se nourrir des apports de chacun via les réseaux. En somme, pour avoir un résumé de l’intérêt général c’est-à-dire l’intérêt qui est représenté par la majorité des personnes qui s’expriment sur ce réseau, il n’y a qu’à solliciter sur Chat GPT. C’est un parfait outil de création d’exposés des motifs d’un amendement ! Comment in fine vérifier des sources qui seront bientôt elles-mêmes générées via des algorithmes ?

On y a cru dans notre discipline, il y a eu un tas d’enquêtes surtout à Bruxelles, où beaucoup de labos ont réussi à retrouver des sources. C’est assez simple, avec des algorithmes, de trouver des occurrences qui passent à travers les textes. Mais la vraie question, c’est pourquoi est-ce que c’est ce texte qui est passé et non un autre. Il faut faire une enquête, il faut des moyens… je suis donc assez dubitatif quant au fait de pouvoir légitimement l’utiliser.

Les registres comme radars

Ça renvoie aussi à la question de l’utilisation des registres. Un registre doit servir de radars notamment pour les pouvoirs publics pour savoir ce qui a été réussi ou raté. L’affaire Uber, c’est une illustration manifeste de dossiers où il y a eu de la partialité dans la composition du tour de table. Si on avait utilisé ce radar pour vérifier la fiabilité de la représentation et noter que seuls 20% de la profession avait été entendue et qu’il s’agissait de surcroit d’une profession hors cadre réglementaire, on aurait sans doute interrogé plus largement. Avoir des registres c’est une bonne première étape, mais il faut pouvoir s’en servir à bon escient.

Dans les années 50, les Américains avaient une métaphore qu’a réutilisée l’un de mes collègues : c’est la métaphore d’un chœur d’église dans lequel on entend que les voix les plus sonnantes. Ces voix étaient toujours blanches, masculines et urbaines. Quand on prend le registre tel qu’il est là, on a un registre qui est dissonant : il n’est pas religieux, il est seulement centré sur les grandes villes, puisqu’il y a des trous complets dans le territoire français, et si on allait gratter un peu sur l’origine sociale et les diplômes, on a une population qui est super homogène, donc on a un bon indicateur de l’inégalité au cœur de la représentation d’intérêts, mais on ne s’en sert pas. On pourrait également s’en servir comme un instrument de benchmarking !  On prend le texte, on regarde qui on a entendu et qui on n’a pas entendu.

Cela ouvrira de facto des velléités de nouveaux « sous-groupes » à être entendu… Justement, dans les parties 2 et 3 de votre ouvrage, vous revenez sur un débat de long court : l’influence d’organismes qui représentent des « causes » (comme au départ les associations et ONG non intégrées aux représentants d’intérêts) et exercent, par leurs activités une activité qui s’apparente très clairement au lobbying. Comment mieux encadrer ces pratiques ?

Il s’agit-là d’une étape très heureuse franchie dans la loi Sapin : on insère dans le dispositif les associations et les ONG. Le Canada, par exemple, ne le fait pas encore.

Maintenant, il y a la question du pourquoi sont-elles aussi peu nombreuses à être enregistrées ? À nouveau, je pense qu’il s’agit ici d’une faiblesse du dispositif et en même temps d’une sorte de distance des associations à l’égard de la politique.

Concernant la faiblesse du dispositif : lorsqu’on regarde ceux qui sollicitent les pouvoirs publics de manière très fréquente, on sort tous ceux qui les sollicitent moins, qui ne sont pas au courant ou qui considèrent qu’on peut parfaitement être influent dans la société sans interagir avec les élus. À ce titre, le dispositif est un peu biaisant. Ensuite, il y a une énorme distance de nombres d’associations à l’égard des pouvoirs publics centraux et la présence d’un Président de la République très marqué dans la veine néolibérale. Ça n’a pas rapproché les associations et ONG du système politique.

Extension des obligations de transparence aux territoires : un nouveau terrain de jeu des influences ?

Mon intrigue est justement de voir évoluer le niveau territorial. Allons-nous avoir la même jauge ? J’espère que nous pourrons comparer des chiffres stabilisés d’ici un ou deux ans pour comparer les différents acteurs et leurs influences au niveau national et territorial. Par exemple, les organismes de recherche enregistrés sont moins de 1% en France et plus de 7% à Bruxelles. Là aussi, c’est intéressant. À titre personnel, je n’ai jamais été rencontré ou auditionné or nous effectuons des travaux de recherches sur certains sujets tous les jours tout au long de notre vie professionnelle. Donc, vous voyez, il y a aussi une distance des pouvoirs publics à l’égard des milieux académiques qui est fort sidérante.

 

Notes de la rédaction :