Clémence Artur est Directrice Générale Déléguée au sein de l’Agence Proches depuis 2018, elle a commencé sa carrière au sein de TBWA\Corporate avant de rejoindre en 2014 le Conseil National des Professions de l'Automobile (CNPA). Spécialiste des stratégies d'influence et des relations publiques, elle a accepté de répondre à nos questions.

Vous avez débuté votre carrière dans les Affaires publiques en tant que Consultante au sein d’un cabinet de conseil et êtes ensuite revenue dans le conseil en qualité de Directrice associée, après une expérience auprès d’une organisation professionnelle. Avez-vous vu une évolution particulière du métier du plaidoyer depuis le début de votre carrière ? Lorsque vous comparez vos deux expériences, comment a évolué votre regard sur la conduite des Affaires publiques ? Cela change-t-il votre appréhension du conseil vis-à-vis de vos clients ?

Ce qui est le plus intéressant en ayant travaillé à la fois en cabinet de conseil et au sein d’une organisation professionnelle, c’est que l’on comprend mieux les attentes du client vis-à-vis du cabinet qui l’accompagne ou de son agence ; on comprend la plus-value que l’on peut apporter. Cela ne signifie pas de mieux connaitre que lui ses enjeux réglementaires, techniques ou législatifs : cette précision-là, on ne pourrait jamais l’avoir à sa place. Notre rôle est au contraire d’avoir le pas de recul nécessaire pour apporter un éclairage, une analyse extérieure et des solutions, le bon conseil.

En agence, on est toujours étonné que la temporalité de notre client ne soit pas la nôtre. On se demande toujours pourquoi il met tant de temps à répondre, pourquoi il n’est pas entièrement dédié à l’objectif que nous, on poursuit. On peut manquer d’humilité en se disant qu’on a tout compris, qu’on détient la vérité sur la stratégie et les actions à mettre en place… alors qu’on ne voit en fait que 3 à 4% de la réalité de la complexité à laquelle le client fait face, et qui est précisément la raison pour laquelle il a recours à une agence conseil.

Ce parcours m’a aussi aidée à construire mon poste au sein de l’organisation professionnelle. Avant mon arrivée, il n’y avait qu’une personne responsable des relations extérieures. Lorsqu’elle est partie, il a été pris la décision de recruter deux collaborateurs : une personne sur les relations presse et une personne sur les affaires publiques, mais sans trop savoir ce que cela allait changer au-delà de créer une force de frappe supplémentaire. Je suis arrivée sans feuille de route particulière et du coup, j’ai tout de suite adopté ce côté très serviciel que l’on a en agence, d’abord en observant comment fonctionnait l’organisation professionnelle – il y avait une vingtaine de métiers qui étaient représentés – ensuite en me mettant dans la position d’une agence interne, qui aurait du coup 20 clients à accompagner.

Par ailleurs, le métier a en effet changé ces dernières années avec une accélération depuis 2017 : la présidence Macron et la législature En Marche ont profondément changé la façon de faire du lobbying, déjà parce qu’il y a eu une vraie appétence, y compris au sein des administrations, pour dialoguer avec de nouveaux acteurs. C’est intervenu au moment où je commençais à travailler pour une organisation professionnelle, qui représente plutôt l’ancien monde et du jour au lendemain, les administrations ont commencé à mettre autour de la table des startups, des acteurs de la société civile…. Pour le vieux mastodonte, il fallait développer un travail de conviction beaucoup plus important qu’avant pour être entendu.

Par ailleurs, avec le fait majoritaire, le Parlement – ou en tout cas l’Assemblée nationale – a quand même une influence qui est de moins en moins importante dans le processus de création de la loi. Et cela s’est particulièrement vérifié sur ce dernier quinquennat.

Aujourd’hui, même s’ils font tous leur travail avec une vraie volonté de contribution au débat public, je pense que de plus en plus, le parlementaire devient un représentant que l’on va voir en « soutien » et non pour « faire ». Et ça, c’est un vrai changement de mentalité, notamment pour beaucoup de cabinets conseil qui s’étaient fondés sur l’animation de clubs parlementaires, le travail en proximité avec des députés.

 

Le marché des Affaires publiques s’est très bien porté dans un contexte de crise sanitaire. Quel est votre point de vue sur la question et pourquoi ? La Présidence française du Conseil de l’Union européenne (PFUE) a-t-elle été vectrice de croissance pour vous ?

C’est vrai que le marché des affaires publiques s’est bien porté, notamment pendant la crise. Je travaille dans une agence de communication d’influence qui gère à la fois des sujets de communication corporate et des sujets affaires publiques et en effet, le lieu où l’on a constaté le moins de stress et de tensions, c’était au niveau des affaires publiques.

Avec un peu de recul, je pense que la crise sanitaire a montré aux entreprises, aux associations, et à toutes les organisations à quel point l’action publique était complexe.  D’un coup, c’est un peu comme si on avait ouvert les cuisines de la fabrique de la loi, tout est devenu public ; l’État avait à la fois besoin de faire très vite, mais aussi très efficace donc en associant toutes les parties prenantes sans prendre le temps du décorum habituel. Du jour au lendemain, il y a des pans entiers de notre économie qui se retrouvaient face à une loi annoncée à 20h la veille par le Président de la République ou le Premier ministre, votée en urgence et nécessitant avec la même urgence des décrets d’application les plus précis possible.

Le fait d’avoir d’un coup accès à cette cuisine-là sans bien comprendre quelles sont les recettes qui sont utilisées a, à mon avis, créé une sorte de vertige faisant que beaucoup d’entreprises, beaucoup d’organisations se sont dit que l’action publique était d’une complexité folle. Le processus très linéaire où le gouvernement annonce qu’il va y avoir une loi, met toutes les organisations professionnelles autour de la table de concertation, laisse place à une discussion parlementaire avec la navette pleine et entière, puis prend des décrets… tout ceci n’existe plus et n’existera peut-être plus jamais. Ce vertige fait qu’il y a effectivement eu beaucoup d’organisations, d’entreprises, d’associations qui se sont dit qu’elles avaient besoin d’être épaulées pour comprendre comment fonctionne la décision publique et pouvoir se faire entendre.

Le deuxième point, c’est qu’il y a eu un phénomène d’attentisme très fort en 2020 lié à la crise sanitaire. Beaucoup d’entreprises ont retenu leur souffle. À la fin de l’année 2020-début 2021, voyant qu’elles avaient plutôt survécu à la crise, elles ont largement investi pour construire ou rebâtir l’avenir de leurs organisations, tout en s’interrogeant sur la démarche à suivre et le partenaire avec lequel l’entreprendre. Et je pense que les cabinets de conseil ont aussi bénéficié de ça.

Ensuite, sur la temporalité plus politique du quinquennat Macron et de la PFUE. Je pense que le quinquennat Macron a été à double tranchant. C’est-à-dire qu’il y a eu à la fois ce phénomène de centralisation de la décision publique au niveau de l’Élysée / de Matignon, avec une influence moindre du Parlement – à relativiser par rapport au Sénat – et en même temps, une véritable appétence de la part du gouvernement pour aller à la rencontre d’acteurs jusqu’ici peu associés aux prises de décisions et aux processus de fabrique de la loi.

C’est vrai pour les startups, vrai pour le privé ; ce n’est pas tout à fait vrai en revanche pour le secteur associatif, qui a eu de grandes difficultés à dialoguer avec le gouvernement sous ce quinquennat. Mais malgré tout, ça a renouvelé le contact de façon parfois plus directe, grâce notamment au rajeunissement du Parlement, des administrations, du gouvernement, des conseillers ministériels. Quand vous voyez les conseillers ministériels qui sont de cinq ans vos cadets, ça fait bizarre surtout quand on a été habituée à surtout voir des vieilles personnes au sein des ministères.

Pour la PFUE, et comme pour l’élection présidentielle, on a énormément de clients, de prospects qui nous disent « je voudrais profiter de cette période pour mettre mon sujet au centre de la table ». Je pense qu’il faut être honnête avec nos clients : l’élection présidentielle, c’est un moment de bruit médiatico-politique comme l’est la PFUE. C’est un moment où il y a une concurrence folle en matière d’influence auprès du gouvernement, auprès de la représentation française. Même si ça donne envie, c’est beaucoup plus difficile d’émerger. Il faut être extrêmement prudent sur ce qu’on peut proposer à ses clients.

 

Lorsque l’on évolue dans le conseil et que l’on accompagne nos clients au quotidien sur leurs problématiques réglementaires, les compétences que nous dégageons de cette collaboration nous permettent-elles de devenir des experts de leurs domaines d’activité ? Comment vous adaptez-vous à des situations nouvelles qui vous confronteraient à des réglementations inconnues ? Quel est votre secret pour rapidement devenir « experte » sur ces nouveaux sujets ?

Pour moi, la qualité première du conseil, c’est l’humilité. Il faut être humble lorsqu’on prend un sujet, sur notre capacité de compréhension, d’analyse. Il faut être humble par rapport au client aussi. On n’a jamais toutes les cartes en main. Proches n’est pas qu’un nom marketing. La relation de proximité et de confiance avec le client est clé parce qu’évidemment, plus il vous donne de cartes et meilleur sera votre conseil. Mais il faut être très humble en début de relation sur le nombre de cartes que l’on en a en main. Et en général, même si on a l’impression d’avoir tout compris, notre main est extrêmement limitée.

On peut peut-être dire qu’on commence à être expert d’un secteur quand on y a passé 10 ans et les deux mains dans le cambouis. J’ai travaillé 4 ans dans la filière automobile ; j’ai passé des heures à tenir le crayon à côté des administrations centrales sur des textes réglementaires particulièrement précis, sur des sujets assurantiels, fiscaux, professionnels, de toutes petites lignes d’arrêtés ou de décrets. Pour autant, je ne dirai jamais que je suis experte du secteur. Le processus de rédaction de la décision publique est d’une telle complexité qu’on peut difficilement finir par se sentir expert.

Ce qui est vrai, en revanche, c’est qu’à partir du moment où vous commencez à travailler pour un client dans un secteur, vous développez une compréhension globale de son fonctionnement, qui vous fera gagner un temps infini pour un autre client dans un secteur connexe.

Malgré tout, il faut garder cette notion d’humilité pour être capable de se réinitialiser soi-même très régulièrement : c’est comme cela qu’on fait du conseil de qualité. Si vous arrivez en pensant avoir tout compris, vous êtes déjà à côté de la plaque.

Après, quels sont les « tips » pour arriver à se mettre rapidement dans un sujet ? Je pense que c’est un trait de caractère que beaucoup de professionnels dans les affaires publiques ou dans la communication, de façon générale, partagent. C’est la capacité d’absorption rapide. Et si elle n’est pas rapide, en tout cas, l’appétence pour cette capacité d’absorption. Je pense qu’il faut avoir une curiosité assez dévorante. Il faut avoir ce moteur interne, qui nous fait dire « je ne peux pas travailler sur ça si je n’ai pas tout compris ».

Il faut aussi être capable de déceler très rapidement ce qui va avoir de l’importance et ce qui n’en aura pas. Lorsqu’on a la tête dans le guidon, quand on travaille directement en entreprise, on finit parfois par ne plus différencier les combats qui doivent être considérés comme prioritaires et ceux qui ne le sont pas. Le conseil doit apporter cette capacité de recul.

Il faut aussi faire ce travail presque journalistique de toujours aller à la source, de ne pas se contenter de la façon dont le client raconte le sujet. Pas parce qu’il aurait tort ou qu’il essayerait de nous entourlouper, mais parce que le conseil, c’est la capacité à  lui apporter une objection, le pousser dans ses retranchements à certains moments. On est beaucoup plus sur du sparring-partnership que sur un contrat de prestation. On est là pour l’aider à muscler ses argumentaires. Il faut savoir reconnaître les endroits aussi où, potentiellement, on risque de se mettre en danger parce qu’on va rédiger un argumentaire qui ne sera pas tout à fait juste. Donc, il faut faire ce fact checking de la façon la plus rigoureuse possible, c’est certain.

Et puis, il faut aussi aller lire les avis, les commentaires et analyses qui sont faits par la partie adverse, lorsqu’il y en a une. Essayer de comprendre ce qui fait que le sujet qu’il est primordial de porter pour votre client, n’a jamais percolé dans l’espace public depuis 10 ans : cela veut dire qu’il y a des freins, et vous devez être en parfaite maîtrise de ces freins pour y porter des réponses. Donc, il ne faut pas se contenter du corpus documentaire qu’on vous donne au premier abord. Il faut prendre ce temps qui est incompressible.

 

Dans votre équipe et pour le compte de vos clients, quels sont les indicateurs de performance clés que vous prenez en compte pour déterminer si une mission en Affaires publiques est réussie ou non ? Cela change-t-il d’un client à l’autre ou avez-vous un canevas général en la matière ?

Il n’y a pas de canevas général. C’est très dépendant des clients. En revanche, il y a des façons de travailler que l’on privilégie. C’est très important, notamment pour des métiers d’influence, de se fixer des KPIs en amont, parce que sinon on se retrouve trop facilement dans le vieil adage que l’on n’a tous entendu en agence « nous n’avons pas d’obligation de résultat, seulement des obligations de moyens ». Je pense qu’il faut se mettre d’accord sur ce qui fait que l’accompagnement est utile, et pour cela, le point de départ, c’est de reformuler la question.

Si un client vient nous voir en disant qu’il faut absolument faire sauter cette disposition réglementaire là, on va systématiquement demander « comment elle est arrivée là ? », « qu’est-ce qui fait que vous n’arrivez pas à la faire changer, à la faire évoluer depuis tout ce temps ? » et « est-ce que la problématique n’est pas que votre secteur d’activité souffre d’une mauvaise image et que les pouvoirs publics ont fondé leur réponse là-dessus ? ». La raison pour laquelle on vient nous voir est toujours plus globale, plus profonde que juste « j’ai un article R 213-4 de tel code qui est problématique pour moi ».

De fait, on va les accompagner sur la question reformulée plus que sur le KPI du type « est-ce que tu as réussi à faire sauter cette disposition réglementaire problématique ? ». Bien sûr que ça fait partie des objectifs, mais il y a tout un tas de briques qu’il faut mettre en place à côté.

 

La spécialisation d’un cabinet dans un domaine d’activité peut permettre d’attirer de nouveaux clients grâce à la réputation obtenue dans un accompagnement sectoriel, mais peut amener à devoir défendre des positions antagonistes. Comment réglez-vous ces situations ?

On essaie de régler les sujets de concurrence potentiels un petit peu comme le ferait un cabinet d’avocats. Ça ne s’est jamais présenté de concurrence frontale. En revanche, on accompagne des acteurs qui peuvent évoluer dans le même secteur d’activité. Quand c’est le cas, on joue la carte de la transparence avec cette idée qu’il ne doit pas avoir de porosité entre les équipes.

On fonctionne beaucoup par le bouche-à-oreille. C’est aussi comme ça qu’on a fini par développer des secteurs plus que d’autres parce que nous avons été recommandés et à partir du moment où vous êtes recommandé, évidemment, vous prévenez vos clients d’éventuel nouveau dossier qui vous sont confiés. Ensuite, c’est un jeu de franchise.

 

Crédits photo : François Lafite