Dans le prolongement de nos échanges avec les acteurs de l’influence, nous avons eu le plaisir d’échanger avec Christophe Neugnot, Directeur communication externe et relations institutionnelles du GIFEN (Groupement des industriels français de l’énergie nucléaire).
Le GIFEN est le syndicat professionnel de l’industrie nucléaire française créée en 2018 avec la fusion des quatre associations historiques du secteur nucléaire (GIIN, AIFEN, PFME, FAIF). Il réunit aujourd’hui l’ensemble des acteurs de la filière nucléaire française et représente 500 organisations engagées dans tous les domaines de la production d’électricité d’origine nucléaire (de la grande entreprise, des ETI, PME, TPE, aux fédérations et associations). Christophe Neugnot nous explique le rôle central que joue le GIFEN dans l’articulation de l’action des industriels du nucléaire et des attentes des pouvoirs publics en matière de souveraineté énergétique, de réindustrialisation et de participation à la lutte contre le réchauffement climatique.
Le GIFEN est un acteur nouvellement créé dans le secteur de l’énergie nucléaire. Pour répondre à quels besoins a-t-il été constitué ?
Le GIFEN est le Groupement des industriels français de l’énergie nucléaire. Il a été créé en 2018 dans un contexte de perspective de la relance nucléaire. Il y a plusieurs raisons qui expliquent cette création. Fin 2018, une communication importante est faite par le GIEC qui montre que le dérèglement climatique est en train de s’emballer. Cette communication, qui venait compléter les précédents rapports du GIEC, a permis une prise de conscience plus importante de l’enjeu climat. À cela s’ajoute une réflexion entreprise à la fin des années 2010 autour de la souveraineté énergétique et de la réindustrialisation du pays. Cette situation s’est évidemment amplifiée avec le début de la guerre en Ukraine de 2022. Et puis en parallèle est lancée en France une étude de la part du Réseau de Transport d’Électricité (RTE) sur les différents scénarios pour définir un mix énergétique qui respecterait la neutralité carbone à horizon 2050. Et finalement, quand les résultats sont rendus en 2021, on s’aperçoit qu’il y avait deux possibilités : soit un scénario 100 % renouvelable pour la production d’électricité, soit un scénario qui mixe nucléaire et renouvelable. Et il s’avère que le mix comprenant nucléaire et renouvelable est le plus facile à atteindre. C’est celui qui est économiquement le plus intéressant. Dans ce contexte, le GIFEN a participé d’un processus de prise de conscience de l’importance de l’énergie, de l’importance de la souveraineté, de l’importance du climat. Il a finalement été créé à un moment où ces sujets émergent réellement. Désormais, cela peut paraître évident. Ce qui montre d’ailleurs que cela a évolué très vite, mais lors de la création du GIFEN, c’est-à-dire il y a seulement 6 ans, on en était encore qu’au début de cette réflexion. L’évolution du contexte, les réflexions engagées se sont in fine traduites par le discours de Belfort du Président de la République début 2022 sur la décision de lancer un nouveau programme nucléaire.
En termes de culture organisationnelle, comment le GIFEN est-il structuré pour représenter les intérêts de ses adhérents ?
On a deux missions principales. La première, c’est de faire travailler les entreprises de la filière entre elles au service de la performance. C’est-à-dire que notre travail est de booster le collectif pour répondre aux enjeux et au programme que l’on a à délivrer. La deuxième mission, c’est de représenter la filière nucléaire auprès des parties prenantes, c’est-à-dire les pouvoirs publics, les médias, nos homologues internationaux notamment, et puis toutes les parties prenantes qui peuvent être intéressées par la filière nucléaire. Au total, actuellement, 500 entreprises adhèrent au GIFEN, ce qui représente à peu près la quasi-totalité des entreprises qui sont cœur de métier du nucléaire en France.
L’organisation est relativement simple. On a un conseil qui regroupe 22 représentants industriels, à la fois des exploitants nucléaires et des fournisseurs. Ce conseil se réunit toutes les six semaines. Dans ce conseil, l’ensemble de la filière est représenté. Vous n’avez pas simplement les grosses structures, vous avez également des représentants des ETI, PME… Ensuite, nous travaillons par commissions thématiques : international-export, numérique, compétences et formation, R&D/Innovation, Qualité/sûreté, Affaires européennes, Communication. Les présidents de ces commissions sont désignés par le conseil du GIFEN. Et pour animer l’ensemble il y a une équipe de 27 personnes qui sont des permanents du GIFEN, c’est-à-dire soit des salariés du GIFEN, soit des personnes mises à disposition par les exploitants nucléaires et qui vont mettre en œuvre les actions qui sont fixées par le Conseil. Ces 27 permanents, sous l’autorité d’un Délégué général, sont la cheville ouvrière en charge de développer tous les programmes décidés par le Conseil.
Le secteur du nucléaire se recompose depuis quelques années : là où les entreprises étaient initialement liées à l’État, on voit apparaître des investisseurs privés et des start-ups se créer pour faire de la recherche sur l’énergie nucléaire un levier de croissance. Comment le GIFEN fait-il pour concilier les intérêts d’acteurs au profil et aux attentes vis-à-vis des pouvoirs publics très différents ?
Je vais peut-être vous surprendre parce que je vais certainement casser une image d’Épinal de la filière nucléaire. Tout le monde connait EDF, mais également Orano, Framatome, le CEA, l’Andra. C’est-à-dire cinq grands exploitants. Mais la filière nucléaire, c’est aussi 500 entreprises qui travaillent pour le nucléaire et 3000 entreprises qui y contribuent. À plus de 90 %, ce sont des ETI, des PME, des TPE, donc des entreprises privées. On n’a pas forcément conscience de l’existence de tissu industriel de petites entreprises. Et puis également, ce sont des entreprises qui ne travaillent pas exclusivement pour le nucléaire. Pour une grande majorité d’entre eux, le nucléaire est une partie de leur business, mais pas tout leur business.
Alors c’est vrai qu’actuellement, de nouveaux acteurs privés intègrent la filière nucléaire notamment pour développer des réacteurs innovants, pouvant apporter de nouveaux services (production de chaleur, d’hydrogène…). Notre mission au GIFEN est donc de concilier les besoins de tous et de faire travailler tout le monde ensemble. Quand il y a un sujet, on fait travailler à la fois les exploitants nucléaires, c’est-à-dire ceux qui exploitent des installations nucléaires de base, mais également la chaine des fournisseurs. Notre travail va donc être de prendre en compte les besoins de chacun, mais de faire travailler le collectif dans un objectif commun, sur des projets communs. Alors, est-ce que finalement il peut y avoir des intérêts divergents ? Évidemment, certains de nos membres peuvent être des concurrents, mais tout le monde répond à un objectif commun : la production d’électricité bas carbone dont on aura de plus en plus besoin.
Le contexte géostratégique actuel et les engagements de la France dans le cadre des accords de Paris pour le climat, ont replacé l’énergie nucléaire au centre d’une politique énergétique qui se donne pour objectif la fin de l’utilisation des énergies fossiles et la décarbonation totale du mix énergétique, et d’assurer son indépendance et sa souveraineté. Quel dialogue le GIFEN entretient-il avec les pouvoirs publics et quel rôle le GIFEN joue-t-il en ce sens ?
Effectivement, le contexte a radicalement changé en quelques années. Alors il a changé par l’urgence climatique, le besoin de renforcer la souveraineté énergétique et industrielle, le besoin de réindustrialiser le pays, etc. Et le nucléaire coche toutes les cases, parce que c’est une industrie naturellement bas carbone. C’est une industrie de souveraineté, parce que la maîtrise des technologies est dans notre pays. Ce qu’il ne faut pas oublier, c’est que l’une des grandes forces du nucléaire français, c’est qu’il s’agit de l’une des seules filières nucléaires au monde à couvrir l’ensemble des activités du cycle. La France a décidé, historiquement, dans les années 60-70, de maîtriser toutes les technologies du nucléaire. Il n’y a que quelques pays dans le monde qui sont capables de le faire. Et puis naturellement, la réindustrialisation est également un objectif important, et le nucléaire représente près de 220 000 emplois. Ce sont des emplois disséminés sur l’ensemble du territoire. Par ailleurs, le nucléaire est une industrie du temps long. Une installation nucléaire va, au bas mot, être exploitée pendant plusieurs dizaines d’années. Donc avec le nucléaire, vous ancrez pour une longue période de l’emploi industriel dans les territoires.
Notre travail, vis-à-vis des pouvoirs publics, se fait d’abord auprès de nos ministères de tutelle, qui sont le ministère de l’Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique et le ministère délégué chargé de l’Industrie et de l’Énergie. Et nous avons également comme interlocuteur la Délégation interministérielle au nouveau nucléaire, qui est une délégation transversale, interministérielle, qui est responsable du suivi des nouveaux programmes et avec laquelle nous interagissons beaucoup.
Ce qui est intéressant, c’est que chacun joue son rôle. Le politique doit définir la vision et les objectifs. Par exemple, fixer l’objectif de la neutralité carbone à 2050 et des leviers à activer : l’efficacité énergétique, la sobriété, le nucléaire et les énergies renouvelables. Après, les industriels doivent se mobiliser sur la manière d’y arriver. L’industrie n’est pas là pour fixer une vision. Elle est là pour l’éclairer et ensuite industriellement la mettre en œuvre. Et notre rôle au GIFEN est de faire travailler collectivement les industriels en ce sens. Donc pour résumer, la société et le politique donnent la vision, les grands objectifs. Ensuite, les industriels doivent y répondre en mettant en place les programmes industriels. Et nous, on travaille sur une mise en œuvre collective de ces efforts. La délégation interministérielle au nouveau nucléaire a un rôle similaire, mais sur le collectif de l’État.
Quels sont aujourd’hui les enjeux de la filière et les développements à prévoir dans le cadre de la nouvelle feuille de route pour le nouveau nucléaire attendu par les pouvoirs publics ? Et comment le GIFEN, aussi bien au niveau national qu’européen, agit-il pour assurer la compétitivité des entreprises françaises ?
L’objectif fixé par le politique et la société est clair : développer un nouveau programme nucléaire. Il faut quand même avoir conscience que c’est un programme nucléaire qui est sans équivalent depuis 50 ans et ni plus ni moins que le deuxième plus important au monde derrière le programme chinois. C’est pour ça que ce programme peut vraiment être un moteur pour la réindustrialisation du pays. D’abord, parce qu’il est complet. Il faut continuer à exploiter les réacteurs et les usines actuels. Il faut construire de nouveaux réacteurs, faire des investissements dans les usines du cycle du combustible. Et développer de nouveaux types de réacteurs innovants, tout en continuant continuer à faire de la recherche et poursuivre sur la voie qui a été mise en œuvre depuis très longtemps, d’une gestion rigoureuse des déchets. Donc, on revient à l’essence même de ce qui a fait la force du nucléaire français, une vision globale sur plusieurs décennies. L’objectif de l’industrie va être de délivrer ce programme pour décarboner l’économie et être le moteur de la réindustrialisation.
Pour cela, le GIFEN a développé un programme au service de la performance qui s’appelle le programme Match. Il s’appuie sur les plans de charge des exploitants et regarde l’adéquation entre les besoins et les ressources sur les dix ans à venir. C’est-à-dire de quoi la filière a besoin pour répondre aux programmes et quelles sont les ressources dont elle dispose. Et puis naturellement, de dire ce qu’il faut faire pour que les ressources et les besoins soient bien en adéquation. Un premier rapport Match a été rendu l’année dernière. Il sera mis à jour tous les ans, la prochaine mise à jour est prévue courant de l’été 2024. Les premiers résultats montrent une augmentation de 25 % de l’activité pour la filière nucléaire sur les 10 ans à venir. Cela se traduit par le recrutement de 60 000 personnes sur les dix ans, hors mesure de productivité, pour les 84 métiers cœur (génie civil, soudeur, électricien, chaudronnier…). Au-delà du constat trois leviers d’action ont été définis.
Le premier est de mobiliser les ressources avec des actions très concrètes qui sont portées par le GIGEN pour certaines, par l’Université des métiers du nucléaire pour d’autres, sur l’attractivité, c’est-à-dire comment on fait venir des jeunes ou des personnes expérimentées pour travailler dans le nucléaire. Au GIFEN, on travaille par exemple sur le développement du compagnonnage, c’est-à-dire l’accompagnement par un salarié expérimenté qui va aider un nouvel arrivé à appréhender et à maîtriser les bons gestes techniques pour faciliter et accélérer son apprentissage avec un objectif in fine : faire bon du premier coup pour améliorer la compétitivité.
Deuxième levier, c’est renforcer la performance opérationnelle, c’est-à-dire comment est-ce qu’on peut faire plus simple et plus efficace ? Et pour cela, on a par exemple développé le programme d’excellence opérationnelle du nucléaire (PEON), pour renforcer la performance en s’appuyant par exemple sur ce qui se fait de mieux dans d’autres industries, mais aussi sur les bonnes pratiques au sein de la filière nucléaire
Et puis le troisième, c’est la robustesse économique et financière, c’est-à-dire comment on travaille sur le fait d’avoir des contrats qui soient basés sur le partenariat et non pas sur une relation stricto « client-fournisseur ». L’aspect économique est important, mais ne peut pas être la seule.
On n’est pas la seule industrie à développer de grands programmes. La défense le fait, l’aéronautique aussi. Et donc l’objectif, c’est aussi de travailler avec ces différents secteurs. La plupart des entreprises qui travaillent dans le nucléaire finalement ne travaillent pas que pour le nucléaire. Ils travaillent pour la défense, pour l’aéronautique, etc. Donc comment faire que tout cela s’organise afin qu’il n’y ait pas forcément concurrence, mais complémentarité ? Cela peut passer par le partage des bonnes pratiques, des plannings…
Un exemple. Des personnes travaillent sur le Grand Paris actuellement. Peut-être qu’ensuite, il n’y aura plus de programme « Grand Paris ». Pourquoi ne viendrait-il pas travailler dans le nucléaire ensuite ?
Concernant l’international, et notamment le niveau européen, notre objectif est de développer des partenariats entre pairs, donc avec nos homologues. Il peut y avoir des intérêts à faire rencontrer les industriels français avec des industriels internationaux en général et européens en particulier tout simplement parce qu’il y a certes ce grand programme en France, mais il y en a dans d’autres pays. Cela peut donner des opportunités pour que des industriels français développent leurs activités à l’international, mais aussi que des acteurs étrangers puissent participer, en cas de besoin, au programme français. Notre filière a donc plein de projets devant elle et donc plein d’avenir.