Dans le cadre de la publication de l'ouvrage collectif "Les Groupes d'intérêt en France", dirigé par Guillaume Courty et Marc Milet, nous avons eu le plaisir d'échanger avec le premier dans un long entretien que nous vous restituons en trois parties : 1/ La genèse ; 2/ Les représentants d'intérêt vus par la recherche académique ; 3/ La démocratie participative et ses enjeux.

  • Démocratie participative et participation citoyenne

Dans cet ouvrage, vous accordez une place importante à la « démocratie participative » comme outil de légitimation (p. 154). À cet égard, vous revenez plus précisément sur le recours à la « participation citoyenne » et l’utilisation qui en est faite par les groupes d’intérêt pour noyauter les débats publics. Ce qui revient, in fine, à remettre en cause la représentativité de la démocratie citoyenne « réelle » (p. 135). Comment assurer la légitimité d’une participation démocratique dès lors que celle-ci peut être largement influencée ? On peut notamment prendre comme exemple d’actualité les influences extérieures (notamment russes via RT sur les élections aux États-Unis ou encore pour agiter des groupements en France ou en Afrique…).

La prise en compte des groupements d’intérêt par les spécialistes de la participation est en réalité assez récente. Ils avaient assez largement dénié leurs influences jusqu’à présent, considérant la démocratie participative comme une sorte de monde parfait, sans actions des groupes d’intérêt. Force est de constater que la réalité est autre. Dès les premières rencontres autour du climat et de l’environnement, les observateurs se sont aperçus que bien évidemment, y avait eu une action des groupes d’intérêts.

Ce phénomène avait déjà été observé aux États-Unis où il y a énormément de participatif notamment au niveau territorial et dans lequel, divers groupements interviennent en amont, pendant et en aval du processus. C’est bien ce même processus global en trois étapes (amont, présent, aval) qu’il faut appréhender si on veut permettre le processus participatif, mais aussi l’encadrer pour lui laisser sa légitimité ! C’est l’objet du chapitre de Julien Yalpin et Simon Baeckelandt, ce dernier traitant d’ailleurs du sujet dans la rédaction en cours d’une thèse.

En amont, il s’agit notamment de la composition du panel participatif. Des organisations essayent d’intervenir pour y participer avec divers arguments. C’est là qu’il faut être vigilant et mettre en place des dispositifs comme le tirage au sort (tout en prenant garde à bien définir le bassin des individus inscrits pour pouvoir être tiré au sort…). Se pose aussi la question de la nomination d’experts. On est évidemment tenté de répondre « oui » à la question de l’utilité d’y adjoindre des experts qui puissent partager une donnée scientifique, encore faut-il que ces experts ne soient pas eux-mêmes objets d’influence ou dotés d’une « expertise » partiale…

On retrouve donc ici aussi des questions de conflits d’intérêts sur lesquels on n’a pas beaucoup avancé concernant l’amont du processus et concernant l’aval, il y a le jeu des pouvoirs publics, ce qui pose une autre difficulté. On le voit lors de la convention citoyenne pour le climat. Sur 149 propositions faites, le chef de l’État peut finalement retenir ce qu’il veut et l’ensemble du processus a été détricoté à la fois par ceux qui n’avaient pas réussi à faire passer les messages souhaités et par la remise en question du panel…

Ce chapitre de l’ouvrage traduit bien la difficulté dans laquelle on est : la question n’est plus de savoir si oui ou non des groupements d’intérêt s’immiscent dans le dispositif participatif, la question est de savoir comment, tout en acceptant le fait même de leur présence, on peut le corriger.

Toujours sur cette question du participatif, on voit d’ailleurs des cabinets qui se font spécialistes des sondages et vendent une expertise, celle de façonner les questions de manière à orienter les réponses et ainsi avoir une base « favorable » et « argumentée » pour défendre d’un intérêt. On constate une évolution du marché du conseil et des offres de services. Outre la question d’un éventuel conflit d’intérêts (représentant d’intérêt vs sondeur) les cabinets sont un bon curseur pour noter les évolutions des pratiques.

Sur les sondages en tant que tels, on n’a pas besoin en effet d’être un spécialiste des affaires publiques pour savoir que ça se manipule facilement, l’’instrument lui-même permet tout à fait ça. Le phénomène intéressant, c’est de voir que le marché du conseil en général, inclut de plus en plus des prestations « Affaires publiques ».  Si les cabinets pure playersdétiennent toujours une grande part de ce marché, on sent néanmoins une concurrence à la fois avec l’arrivée d’agences « 360 » et/ou d’acteurs qui essayent de surfer sur tout ce que la politique génère, donc des sondages, du marketing politique, et le dernier-né : de la démocratie participative. On voit aujourd’hui des cabinets qui font de la participation, des Affaires publiques et des sondages…

Néanmoins ces « nouveaux » cabinets entrants semblent pour le moment créer des « pseudos-départements » Affaires publiques un peu par défaut, pour ne pas perdre de client ou pour essayer de surfer sur une nouvelle source de revenus. Très souvent ils sont d’ailleurs composés de consultants qui font du doublon (affaires publiques et autre chose) mais ils n’y génèrent pas une clientèle énorme et ne prennent pas de grandes parts de marchés aux pure players notamment parce que le marché du conseil s’est largement structuré depuis le milieu des années 90 et a réussi à franchir de grandes étapes (crises économiques…). Les cabinets pure players Affaires publiques restent donc aujourd’hui les incontournables pour bon nombre d’acteurs (les organisations professionnelles par exemple).

 

  • L’usage du groupe comme outil d’influence

Vous évoquez les difficultés auxquelles le groupe – en ce qu’il constitue l’association d’intérêts pluriels et contradictoires, – peut être confronté (p. 84). À cet égard, vous expliquez qu’il y a toujours, dans toutes ces organisations, un petit pôle qui décide d’être réfractaire parce qu’il ne peut pas accepter que l’organisation, en tant que telle, puisse de temps en temps être constructive vis-à-vis des pouvoirs publics. Quelles évolutions possibles au regard de ce constat ? Comment, pour un groupement, rester légitime de ses membres et représentatifs en son nombre tout en étant « constructif » et en participant à aller de l’avant plutôt que de rester dans une opposition contestataire de principe ?

Déjà dans les secteurs d’activité, il y a pluralité d’organisations, par exemple les « petits » et les « gros » ont chacun leur organisation. Ensuite, il y a des subtilités de divisions sectorielles en fonction du produit qui est au centre de l’activité de ces entreprises. Par exemple, le secteur de la joaillerie ne réunit pas les fabricants de la place Vendôme et la joaillerie dans la grande distribution, ce qui augmente le nombre d’acteurs impliqués. En revanche et vous avez raison, la grande difficulté, c’est « comment arriver à pacifier en interne, à rester légitime vis-à-vis de ses membres et de ses adhérents lorsque, en ayant interagi avec le politique, on a dû faire des compromis et on arrive forcément avec de mauvaises nouvelles ? ».

Ici la difficulté n’est pas tant de faire accepter de plaider des intérêts parfois contradictoires pour certains membres, c’est tout simplement de revenir au b.a.-ba de la « lutte politique » et de faire accepter le débat et donc les compromis. C’est faire accepter que sur un dossier on a perdu face aux décideurs publics sur « X points ».

Peu importe le système de représentation de ces organisations (élections d’un bureau, délégation de mandat…) quand les représentants des organisations reviennent de négociations, les décisions sont toujours difficiles à faire passer. En France on a un siècle et demi d’histoire des organisations et on voit qu’elles résistent plutôt bien à toutes ces épreuves, cela dit, le débat actuel est assez intéressant puisqu’on a une sorte de déni de représentativité qui a d’ailleurs été affirmé par le chef de l’État.

C’est la une vraie question : quel est le critère de la représentativité ? Par exemple, cela n’a jamais été appliqué pour les groupes d’intérêt puisque le représentatif en France est dans le cadre du Code du travail pour les syndicats et dans l’entreprise, ce n’est pas du tout au Parlement. Cette focale qui pointe les difficultés posées par le lobbying en interne, mon collègue Marc Milet l’a beaucoup travaillée.

Dès les années 60 des auteurs américains montraient la complexité des rapports entre organisations et pouvoirs publics notamment en ce qu’il existe toujours une sorte d’attrait vers le pouvoir politique (et non uniquement une nécessité d’agir sur les normes) quand bien même il émane de fervents opposants. Comme si le fait d’être en relation avec le pouvoir public était une sorte de trophée dont on dégage de fait, une aura et une légitimité au sein d’un groupe. C’est donc assez difficile avec l’actuel président de la République, notamment dans le cadre d’un quinquennat ou la négociation avec des organisations ne semble pas être considérée comme une étape primordiale.

Quelle est la réponse politique que quelqu’un peut apporter à une simple « volonté de désobéissance civile » sujet que vous abordez également ?

Vous faites là référence au chapitre qui est très novateur de Xavier Crettiez et des travaux menés sur la violence. Il y a plusieurs axes de réponses. Cela correspond déjà à des traditions contestataires. Il y a, en effet, des organisations dans lesquelles, à un moment donné dans notre histoire, l’usage de la violence a été ritualisé (exemple du syndicalisme agricole, mais également dans un syndicalisme de petits commerçants ou d’artisans).

La désobéissance civile, c’est autre chose, c’est une autre forme de violence et c’est une façon de contester la loi et de considérer qu’en ne la respectant pas, on fait un geste civique et militant. Sur le fondement, c’est assez comparable au refus d’appliquer un ordre de la part de fonctionnaires ou de militaires et c’est donc considéré comme une forme de civisme par ses protagonistes. Pour répondre concrètement, je dirais qu’avant de faire de la répression sur ce type de pratique, il faut en comprendre l’essence, comprendre dans quel type de droit on se situe, du point de vue des personnes qui l’utilisent. Souvent, ces personnes considèrent qu’on a déshumanisé les droits en question et qu’il faut agir autrement.

En quelque sorte une opposition droit naturel – droit positif selon Antigone ? 

Tout à fait. Je pense notamment à la désobéissance civile en matière d’accueil des migrants. C’est un vrai débat. Je pense que de considérer que dans sa vie de citoyen, on n’a pas à respecter des lois à partir du moment où elles mettent en danger les autres, ça vaut largement la peine d’être discuté. Après toutes les actions violentes ne peuvent pas se prévaloir de cette idée.

Ensuite, il y a d’autres formes de désobéissance civile qui sont organisées sur le mode de la contestation, je pense notamment à tout ce qui est de l’ordre de la neutralisation de certains chantiers ou autres (NDDL). Là, on est aussi dans une contestation d’une décision des pouvoirs publics.

La clé pour les pouvoirs publics c’est la pédagogie : expliquer les raisons d’une décision. Les pouvoirs publics doivent jouer leur rôle de pédagogue, ils doivent expliquer leurs décisions ou leurs non-décisions. Les recherches disponibles montrent que c’est rarement le cas.

À ce titre, que se passe-t-il lorsque, pour attirer l’attention des pouvoirs publics, une organisation se crée et bouscule les règles ? Les pouvoirs publics devraient répondre avec pédagogie à toutes sollicitations, peu importe son origine ? Je pense par exemple aux organisations qui vont s’attaquer aux boucheries sous couvert du bien-être animal ou à celles qui détruisent des tableaux pour faire parler d’une cause qui selon elle, n’est pas traitée.

Là, on est très loin de la désobéissance civile. C’est vraiment de l’attaque ciblée. La difficulté c’est que ces différentes mouvances qui ont utilisé la violence ont considéré que c’était un vecteur de communication beaucoup plus efficace que les autres formes d’expression dans l’espace public d’où la nécessité de toujours maintenir un dialogue.

On est dans un espace public où, en effet, la surdité et le côté complètement détourné d’une sorte de visage des pouvoirs publics qui refusent le regard et l’écoute sur certains enjeux provoquent ce type de réactions. Je crois que dans tous les secteurs où l’on est en face de la radicalisation, la rencontre et la discussion sont déjà un premier temps de retour progressif au désarmement.

On a pu voir l’apparition d’organisations contestataires et violentes qui découlent de l’impossibilité de ces derniers à se faire entendre par les pouvoirs publics (p. 519). Plus récemment, une proposition de loi votée à l’unanimité à l’Assemblée nationale a permis de faire évoluer le régime juridique entourant « actions de groupe » (class actions). Cette avancée législative n’est pas sans poser de nouvelles contraintes ; ces actions seraient ainsi « difficilement anticipables » par le Conseil d’État et les entreprises ciblées. Pourriez-vous évoquer les évolutions possibles au regard de ces éléments mentionnés ?

Bonne question ! C’est mon collègue Marc Milet qui a rédigé le chapitre sur l’usage du droit et des tribunaux par les groupes d’intérêt. À vrai dire, c’est une grande interrogation avec mes collègues juristes depuis maintenant une dizaine d’années.

L’introduction des différentes formes possibles de class action, en l’état actuel, est très ambigu. Il y a deux possibilités. L’une devrait permettre de neutraliser l’omniprésence et l’omnipuissance de certaines organisations qui peuvent poursuivre systématiquement les lanceurs d’alerte, les experts qui ne vont pas dans leur sens ou les citoyens ou les organisations qui luttent vainement contre eux. En ce sens c’est un premier espoir.

Je ne sais pas ce que cela peut donner concrètement, car je ne sais pas si les personnes qui sont isolées et qui sont l’objet de poursuites systématiques de la part de grandes unités sont capables de se reconnaître et de se mettre ensemble et de trouver des ressources pour contrer ces accusations. Des chercheurs sont assez souvent poursuivis, et ce quasi systématiquement depuis une dizaine d’années… Donc, c’est une première énigme. L’autre élément, c’est de se demander si ça ne va pas justement être détourné par certaines organisations pour faire plus facilement des recours et pour saturer certains contentieux. Les deux pentes sont possibles.

 

  • Évolution du monde du conseil et nouvelle génération des consultants

Dans l’étude de positionnement des cabinets, vous indiquez un fort besoin de communication (gage de notoriété), d’élargissement des métiers (moins de pure players) et d’intégration de toutes les strates d’influence. Nous semblons aller vers un positionnement, in fine, similaire à tous. Quels sont les nouveaux leviers de différenciation ? Pour les clients, mais aussi les jeunes consultants ? Pour maintenir les talents et leur donner des perspectives d’évolution qui soit plus large que les Affaires publiques ?

On a en effet une évolution très nette en 20 ans.  On voit minorées et disparaître au second plan toutes les techniques qui étaient celles du simple entre soi, du relationnel et de la mondanité. C’est assez remarquable parce qu’il y avait des segments du marché du conseil de pure players qui ne faisaient vraiment que de l’entre soi.

C’est intéressant car en sens contraire, on voit quelques cabinets qui communiquent justement pour maintenir ce côté très entre soi et s’en faire les derniers pourvoyeurs. Ils communiquent davantage sur leur offre « club » plutôt que conseil.

Oui et d’ailleurs je suis toujours surpris de voir qu’ils réussissent à passer à travers le doute du déontologue sur la pertinence des clubs. Mais en réalité il en reste un ou deux, de manière générale, c’est quand même quelque chose qui a largement disparu.

Ce changement est en partie lié à la moralisation des institutions parlementaires, à la difficulté d’y faire des réunions, d’utiliser les logos, etc. Aujourd’hui qu’on soit de « la vieille génération » ou de la jeune, mettre le primat sur la rencontre d’une personne n’est plus l’objectif unique. C’est également lié à une certaine instabilité politique qui ne garantit pas aux personnes de rester en place (cf dernières élections législatives).

Dans tous les cas ce qui est notable c’est qu’il y a de réels changements au fur et à mesure du temps : le premier, c’est le rajeunissement. Le lobbying, il y a 20 ans, c’était comme la politique, les générations avaient plus de 50 ans et les primo-entrants, devaient faire 10 ou 15 ans « de terrain ». Le marché du conseil suit : ce sont des personnes qui sortent à peine de l’université, qui arrivent pleines de nouvelles idées et d’illusions et qui ont une capacité à innover.  Ça change la donne et ce n’est pas près de s’arrêter.

Le deuxième élément, c’est la féminisation. On a une profession de représentants d’intérêts de plus en plus féminisée, on peut se dire que cela va influer sur les modalités d’interaction avec les politiques.

Le dernier point, c’est l’internationalisation. La grande majorité des jeunes représentants d’intérêt ont une expérience (ne serait-ce que de 6 mois) dans des systèmes internationaux. Ils connaissent d’autres pratiques qui décloisonnent le marché français et qui vont certainement permettre d’hybrider des pratiques françaises.

Vous semblez indiquer une tendance à la « spécialisation sectorielle » des nouveaux entrants, plus techniques que leurs prédécesseurs. Allons-nous vers un positionnement de spécificités sectorielles avec des strates multiples d’influences (territoires, national, européen) ?

Je suis d’accord avec vous sur les 3 étages d’influence. Cela dit, je pense que ceux qui peuvent cumuler les trois étages, sont vraiment les gros cabinets et que ça échappe à 80% du marché.

Ce n’est pas uniquement une raison de coût, c’est également dû au fait que ces trois compétences ne s’interchangent pas complètement.

Quand on est spécialisé, c’est assez difficile d’être connecté à un autre secteur et de connaître les différents acteurs qu’on peut mobiliser.  En résumé, ceux qui sont capables de faire des collectivités font rarement de l’Europe et ceux qui font de l’Europe peuvent difficilement faire des collectivités. C’est vraiment des options stratégiques qui sont difficiles à concilier parce qu’on est vraiment en présence de connaissances du terrain qui s’interchangent peu.

Il en va de même pour les entreprises. Vous prenez La Poste, Bouygues, SNCF ou ERDF. Leurs équipes territoriales sont différentes des équipes centrales et des équipes européennes. Les trois univers sont différents, on ne recrute pas dans les mêmes cursus, ce sont pas totalement les mêmes milieux. Les carrières de ces spécialistes amènent ces personnes à ne pas se connaître.

Il y a 7 ans j’avais réalisé une enquête : sur un marché avec 160 cabinets de conseils, moins de 10% avaient une branche Europe et moins de 5% avaient une activité territoriale.

Sans doute cela s’est -il davantage dilué mais la première des réalités, c’est qu’il y a un taux de casse énorme dans le marché du conseil en affaires publiques, comme dans tout marché économique. Ce que je veux dire c‘est que le premier challenge c’est la création puis la survie à 5 ans. La capacité d’évolution et d’intégration des équipes, elle arrive après 5 ans puis il faut rester compétitif pour ses clients et pour ses consultants ! L’un ne va pas sans l’autre.

Notes de la rédaction :